Bravant le danger, seul sur sa vieille barque, il avait lancé ses filets dans la mer démontée…
L'on pourrait — plagiant une phrase très connue — dire que l’on ne naît pas Bibliographe, mais qu’on le devient... Être Bibliographe relève en effet d’une compétence particulière acquise par une longue pratique, une longue expérience sur le terrain.
Savoir établir une bibliographie
ne suffit pas, même si cela est l’aboutissement suprême du travail du
bibliographe. Il lui faut en effet, trouver les éléments de construction de
celle-ci, c’est-à-dire les références utiles pour cette dernière… Trouver que
dis-je !.. Aller les traquer, les débusquer, (les voler parfois) dans des
endroits variés — journaux, revues, catalogues, sites internet, livres,
bibliographies concurrentes — où elles sont souvent incomplètes et
rarement dans les normes académiques.
Dans les librairies, c’est
déjà plus facile, si le livre — support de la référence — est
disponible, accessible, visible, dans le bon rayon et que vous arriviez à
mettre la main dessus.
Le livre… Objet culte,
support suprême de la référence, celui-ci défie le lecteur potentiel, le buveur
de mots, le mangeur de phrases ou de lettres, le capteur de sens, ou le
bibliographe amateur de références… Comme l’arbre cachant la forêt, le livre
cache les livres…
Élément historique du savoir depuis la création
de l’imprimerie, celui-ci est devenu produit de consommation. Disposé en
grandes piles sur les tables des nouveautés quand il s’agit d’un titre porté
par la publicité, rangé discrètement sur cette même table ou avec d’autres
livres, plus anciens, dans les rayons des librairies.
Trouver le livre utile à sa
recherche devient difficile pour celui qui — pris par le quotidien —
passe de temps en temps en librairie : « Celui-ci est
indisponible », « Nous ne l’avons plus… » Face à ce vide, à ce
manque incongru (l’absence du livre chez le libraire), le client se laisse
prendre par le sourire enjôleur de la vendeuse et se surprend à dire
« Oui, Mademoiselle ». Formule magique, contractuelle. Commandé, le
livre devra en effet — sous peine de reproche à demi voilé — être
acheté…
Commandé ? Pas toujours !
Ne pouvant garantir l’achat, une vendeuse m’envoya un jour à la bibliothèque
municipale voir le livre désiré, ajoutant avec un sérieux professionnel :
« S’il vous intéresse, revenez, je vous le commanderai… »
Acheté un livre est donc
devenu un acte hasardeux, délicat… Gourmand en temps et surtout en patience…
Unique exemplaire trouvé dans une pile de livres ; livre emballé sous
plastique ; livre réédité sous un nouveau titre ou dans une autre
collection : le livre se fait tout petit, se cache, se déguise, résiste à
l’amateur éventuel… Le temps d’un tour de librairie, d’une montée à l’étage ou
d’une descente au sous-sol, d’un palabre avec une connaissance, il peut
disparaître : déplacé, rangé, vendu, renvoyé à l’éditeur, volé peut-être…
Livre qui n’existe plus et qui, n’étant pas dans l’ordinateur de la vendeuse,
n’a jamais existé, n’existera jamais ou inconnu de l’ordinateur :
« Vous êtes sûr du titre, de la collection, de vous, de votre
raison ?.. » Ainsi, un jour, cherchant à titre privé un livre pour
une amie — pour ne pas être traité de menteur, d’idiot, d’analphabète, de
cancre que sais-je encore : « Mais enfin Monsieur puisque je
vous dit qu’il n’existe pas !.. » — il m’a fallu prouver que
celui-ci existait bien, puisque référencé dans un livre que j’avais alors en
main…
Ai-je noté le titre,
l’auteur, le thème ?.. Il faut alors aller à l’accueil, expliquer dans un
langage profane, incompréhensible à la professionnelle de la commande qui
— le doigt déjà sur la souris de son ordinateur (arbitre suprême, tête
pensante et savant des temps modernes) — questionne : « Vous
n’avez pas le nom de l’auteur ? Quel était le titre, l’éditeur, l’année de
publication, l’ISBN ?.. » Vous expliquez : « Un nouveau
livre, avec une couverture blanche, dans le rayon sciences humaines…, pas là
hier !.. ». Le sourire commercial se fait plus insistant, comme s’il
allait suffire à vous redonner la mémoire. Vous vous excusez : « Je
vais me renseigner, je reviendrai plus tard, cela n’a pas d’importance… »
et plantez là ordinateur, « faiseuse de commande » et tout espoir
d’aboutir… Un jour la mémoire revient, une réponse, un nom peut-être vous
arrive jusqu’au bout de la langue et — profitant d’un passage dans le
lieu — vous vous approchez de l’accueil. C’est la même vendeuse… Vous
fuyez et faites demi-tour. Ou alors — bonheur suprême — c’est une
nouvelle vendeuse. Trois pas assurés vous amènent auprès d’elle.
Avant d’avoir dit quelque
chose, vous comprenez que vous n’y arriverez pas, il manque encore l’année,
l’éditeur, le nombre de pages, la table, la couverture, que sais-je
encore !.. Les informations resteront à jamais imprécises. Alors, porté
par le sourire agréable, vous ne fuyez pas, vous demandez autre chose,
n’importe quoi : l’heure, un crayon ou un morceau de papier pour écrire…
Sur celui-ci, vous notez les
nouveautés du jour, vous surprenant à penser que celles-ci pourront peut-être
prendre place dans le travail en cours…
Avec le temps, vous vous
organisez : vous achetez crayon à bille et carnet à petits carreaux,
préparez vos lunettes, dégagez une ou deux heures sur votre emploi du temps et,
ainsi armé, faites le tour des magasins, des commerces à livres de votre ville,
entendez par là, ce que certains appellent encore librairies…
« Est-il
arrivé ? ». La question concerne la commande de la semaine
précédente… « Hélas, pas encore !, on ne vous a pas
prévenu ? » Vous redonnez pour la seconde fois votre numéro de
téléphone. Vous vous appelez Jacques, c’est Marcel qui a été informé…
Le livre n’arrivera jamais.
Il s’est perdu en cours de route, a été volé, n’est pas paru, est épuisé,
qu’importe !.. La vendeuse — entre temps — a terminé sa journée,
son contrat, est partie en vacances… Personne ne vous préviendra…
Livres en plusieurs
exemplaires — quelquefois en un seul, embusqué, caché dans les rayons,
éphémère comme le papillon — encore trop rares. Livre d’un matin, d’un
jour, d’une nuit, livre à peine entrevu… Livre inconnu, utile à la recherche,
livre en cours d’écriture, sous presse, édité mais toujours pas distribué, pas
encore écrit, à écrire, lu pour vous… Livre absent ou toujours là et que
personne n’achète… Livre trouvé par hasard au rayon art et que vous avez
longtemps cherché — comme cela devait être — au rayon sociologie…
Livre qu’il vous faut prendre
dans les mains, sentir, peser, ouvrir pour découvrir tour à tour : année
d’édition, sommaire, bibliographie cachée… Livre qui vous fait rêver ou qui
vous rappelle des souvenirs : des bons parfois, plus souvent des mauvais,
revenus du fond de la mémoire, quand — aux dires de vos maîtres
successifs — vous n’étiez que cancre et pire encore !..
L’environnement se découvre,
le livre se livre et se maîtrise, les habitudes se prennent. Mot à mot,
méthodiquement — de cette écriture qui lui valut régulièrement blâme,
piquet et « bonnet d’âne » — le carnet prend forme et devient
source de connaissances, ne disant rien, ne racontant rien de sa véritable
histoire, gardant secrète chaque émotion issue de la découverte…
Ainsi chaque matin — par
tous les temps, outillé comme il se doit et bien chaussé, à l’aise dans cet
élément qu’il apprivoise chaque jour davantage — à la recherche du livre
unique, intéressant, important, nécessaire à la tâche individuelle et
collective, tel l’aventurier des temps modernes en quête de savoirs, le Bibliographe
— oubliant joies et peines, isolé du monde et par le monde qui
l’entoure — devient Pêcheur de
références.
Pierre Rosset, Chronique
d’un Bibliographe.
Amiens, octobre 2006.
(Écrit dans le cadre du Séminaire
Interreg 3 : Prévenir
l’exclusion scolaire et sociale par le partenariat,
Danielle Zay. PROFEOR EA 2261, Lille 3.)