23 déc. 2016

Le pêcheur de références...




Bravant le danger, seul sur sa vieille barque, il avait lancé ses filets dans la mer démontée…


L'on pourrait — plagiant une phrase très connue — dire que l’on ne naît pas Bibliographe, mais qu’on le devient... Être Bibliographe relève en effet d’une compétence particulière acquise par une longue pratique, une longue expérience sur le terrain.
Savoir établir une bibliographie ne suffit pas, même si cela est l’aboutissement suprême du travail du bibliographe. Il lui faut en effet, trouver les éléments de construction de celle-ci, c’est-à-dire les références utiles pour cette dernière… Trouver que dis-je !.. Aller les traquer, les débusquer, (les voler parfois) dans des endroits variés — journaux, revues, catalogues, sites internet, livres, bibliographies concurrentes — où elles sont souvent incomplètes et rarement dans les normes académiques.
Dans les librairies, c’est déjà plus facile, si le livre — support de la référence — est disponible, accessible, visible, dans le bon rayon et que vous arriviez à mettre la main dessus.

Le livre… Objet culte, support suprême de la référence, celui-ci défie le lecteur potentiel, le buveur de mots, le mangeur de phrases ou de lettres, le capteur de sens, ou le bibliographe amateur de références… Comme l’arbre cachant la forêt, le livre cache les livres…
Élément historique du savoir depuis la création de l’imprimerie, celui-ci est devenu produit de consommation. Disposé en grandes piles sur les tables des nouveautés quand il s’agit d’un titre porté par la publicité, rangé discrètement sur cette même table ou avec d’autres livres, plus anciens, dans les rayons des librairies.
Trouver le livre utile à sa recherche devient difficile pour celui qui — pris par le quotidien — passe de temps en temps en librairie : « Celui-ci est indisponible », « Nous ne l’avons plus… » Face à ce vide, à ce manque incongru (l’absence du livre chez le libraire), le client se laisse prendre par le sourire enjôleur de la vendeuse et se surprend à dire « Oui, Mademoiselle ». Formule magique, contractuelle. Commandé, le livre devra en effet — sous peine de reproche à demi voilé — être acheté…
Commandé ? Pas toujours ! Ne pouvant garantir l’achat, une vendeuse m’envoya un jour à la bibliothèque municipale voir le livre désiré, ajoutant avec un sérieux professionnel : « S’il vous intéresse, revenez, je vous le commanderai… »
Acheté un livre est donc devenu un acte hasardeux, délicat… Gourmand en temps et surtout en patience… Unique exemplaire trouvé dans une pile de livres ; livre emballé sous plastique ; livre réédité sous un nouveau titre ou dans une autre collection : le livre se fait tout petit, se cache, se déguise, résiste à l’amateur éventuel… Le temps d’un tour de librairie, d’une montée à l’étage ou d’une descente au sous-sol, d’un palabre avec une connaissance, il peut disparaître : déplacé, rangé, vendu, renvoyé à l’éditeur, volé peut-être… Livre qui n’existe plus et qui, n’étant pas dans l’ordinateur de la vendeuse, n’a jamais existé, n’existera jamais ou inconnu de l’ordinateur : « Vous êtes sûr du titre, de la collection, de vous, de votre raison ?.. » Ainsi, un jour, cherchant à titre privé un livre pour une amie — pour ne pas être traité de menteur, d’idiot, d’analphabète, de cancre que sais-je encore : « Mais enfin Monsieur puisque je vous dit qu’il n’existe pas !.. » — il m’a fallu prouver que celui-ci existait bien, puisque référencé dans un livre que j’avais alors en main…
Ai-je noté le titre, l’auteur, le thème ?.. Il faut alors aller à l’accueil, expliquer dans un langage profane, incompréhensible à la professionnelle de la commande qui — le doigt déjà sur la souris de son ordinateur (arbitre suprême, tête pensante et savant des temps modernes) — questionne : « Vous n’avez pas le nom de l’auteur ? Quel était le titre, l’éditeur, l’année de publication, l’ISBN ?.. » Vous expliquez : « Un nouveau livre, avec une couverture blanche, dans le rayon sciences humaines…, pas là hier !.. ». Le sourire commercial se fait plus insistant, comme s’il allait suffire à vous redonner la mémoire. Vous vous excusez : « Je vais me renseigner, je reviendrai plus tard, cela n’a pas d’importance… » et plantez là ordinateur, « faiseuse de commande » et tout espoir d’aboutir… Un jour la mémoire revient, une réponse, un nom peut-être vous arrive jusqu’au bout de la langue et — profitant d’un passage dans le lieu — vous vous approchez de l’accueil. C’est la même vendeuse… Vous fuyez et faites demi-tour. Ou alors — bonheur suprême — c’est une nouvelle vendeuse. Trois pas assurés vous amènent auprès d’elle.
Avant d’avoir dit quelque chose, vous comprenez que vous n’y arriverez pas, il manque encore l’année, l’éditeur, le nombre de pages, la table, la couverture, que sais-je encore !.. Les informations resteront à jamais imprécises. Alors, porté par le sourire agréable, vous ne fuyez pas, vous demandez autre chose, n’importe quoi : l’heure, un crayon ou un morceau de papier pour écrire…
Sur celui-ci, vous notez les nouveautés du jour, vous surprenant à penser que celles-ci pourront peut-être prendre place dans le travail en cours…
Avec le temps, vous vous organisez : vous achetez crayon à bille et carnet à petits carreaux, préparez vos lunettes, dégagez une ou deux heures sur votre emploi du temps et, ainsi armé, faites le tour des magasins, des commerces à livres de votre ville, entendez par là, ce que certains appellent encore librairies…
« Est-il arrivé ? ». La question concerne la commande de la semaine précédente… « Hélas, pas encore !, on ne vous a pas prévenu ? » Vous redonnez pour la seconde fois votre numéro de téléphone. Vous vous appelez Jacques, c’est Marcel qui a été informé…
Le livre n’arrivera jamais. Il s’est perdu en cours de route, a été volé, n’est pas paru, est épuisé, qu’importe !.. La vendeuse — entre temps — a terminé sa journée, son contrat, est partie en vacances… Personne ne vous préviendra…
Livres en plusieurs exemplaires — quelquefois en un seul, embusqué, caché dans les rayons, éphémère comme le papillon — encore trop rares. Livre d’un matin, d’un jour, d’une nuit, livre à peine entrevu… Livre inconnu, utile à la recherche, livre en cours d’écriture, sous presse, édité mais toujours pas distribué, pas encore écrit, à écrire, lu pour vous… Livre absent ou toujours là et que personne n’achète… Livre trouvé par hasard au rayon art et que vous avez longtemps cherché — comme cela devait être — au rayon sociologie…
Livre qu’il vous faut prendre dans les mains, sentir, peser, ouvrir pour découvrir tour à tour : année d’édition, sommaire, bibliographie cachée… Livre qui vous fait rêver ou qui vous rappelle des souvenirs : des bons parfois, plus souvent des mauvais, revenus du fond de la mémoire, quand — aux dires de vos maîtres successifs — vous n’étiez que cancre et pire encore !..

L’environnement se découvre, le livre se livre et se maîtrise, les habitudes se prennent. Mot à mot, méthodiquement — de cette écriture qui lui valut régulièrement blâme, piquet et « bonnet d’âne » — le carnet prend forme et devient source de connaissances, ne disant rien, ne racontant rien de sa véritable histoire, gardant secrète chaque émotion issue de la découverte…
Ainsi chaque matin — par tous les temps, outillé comme il se doit et bien chaussé, à l’aise dans cet élément qu’il apprivoise chaque jour davantage — à la recherche du livre unique, intéressant, important, nécessaire à la tâche individuelle et collective, tel l’aventurier des temps modernes en quête de savoirs, le Bibliographe — oubliant joies et peines, isolé du monde et par le monde qui l’entoure — devient Pêcheur de références.



Pierre Rosset, Chronique d’un Bibliographe.

Amiens, octobre 2006.

(Écrit dans le cadre du Séminaire Interreg 3 : Prévenir l’exclusion scolaire et sociale par le partenariat,
Danielle Zay. PROFEOR EA 2261, Lille 3.)